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sible. Il était grand mangeur, aimait la table fine et les choses délicates.

Cette misanthropie attristée dont on a tant parlé n’était pas innée chez lui, mais venue peu à peu de la constatation permanente de la bêtise, car son âme était naturellement joyeuse et son cœur plein d’élans généreux. Il aimait vivre enfin, et il vivait pleinement, sincèrement, comme on vit avec le tempérament français, chez qui la mélancolie ne rend jamais l’allure désolée qu’elle a chez certains Allemands et chez certains Anglais.

Et puis ne suffit-il pas, pour aimer la vie, d’une longue et puissante passion ? Il l’eut, cette passion, jusqu’à sa mort. Il avait donné, dès sa jeunesse, tout son cœur aux lettres, et il ne le reprit jamais. Il usa son existence dans cette tendresse immodérée, exaltée, passant des nuits fiévreuses, comme les amants, frémissant d’ardeur, défaillant de fatigue après ces heures d’amour épuisant et violent, et repris, chaque matin, dès le réveil, par le besoin de la bien-aimée.

Un jour enfin, il tomba, foudroyé, contre le pied de sa table de travail, tué par elle, la Littérature, tué comme tous les grands passionnés que dévore toujours leur passion.

Guy De Maupassant.

… ; il est probable qu’il ne s’écrit qu’une seule prose, si l’on prend ce mot dans le sens lapidaire et définitif où l’entendait un Tite-Live ou un Salluste. Cette prose était jadis, la prose latine ; aujourd’hui c’est la nôtre. Inférieurs dans la poésie aux subtils poètes anglais, initiés à la musique par les maîtres allemands, et aux arts plastiques par nos voisins du Midi, nous sommes les rois absolus de cette forme de la phrase écrite. Et Gustave Flaubert, ce malade de littérature, aura du moins gagné à sa maladie d’avoir été, sa vie durant, un dépositaire de cette royauté, — et un dépositaire qui n’a pas abdiqué.

… La plupart des écrivains pèchent par un excès de confiance dans l’infaillibilité de leur génie. Flaubert aura péché par un excès de défiance envers le sien propre. Noble et fier défaut après tout, car il dérive du plus magnifique des tourments qu’il soit donné à l’homme d’éprouver : le mal de la perfection.

Paul Bourget (Essais de Psychologie contemporaine, II,
Plon, édit.).

… L’auteur de Madame Bovary vaut mieux que ces éclats d’admiration banale. S’il n’est pas de ceux qui laissent un « vide en disparaissant » parce qu’après tout ceux-là seuls vraiment en laissent un, qui sont frappés en pleine maturité de l’âge, en plein progrès du talent, en pleines promesses d’avenir, il est de ceux