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XXIV
préface

impuissance de notre effort vers la splendeur et la beauté. L’art le plus assoiffé de vérité échoue tristement devant l’expression des réalités les plus immédiates, celles qui sont le plus près de notre cœur. Il altère, malgré lui, jusqu’au cri de la douleur qui, pour être vraie, doit rester muette. C’est une erreur de dire :

Les chants désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots.

Hélas ! les sanglots et les larmes, comme les extases et les joies, ne peuvent passer dans l’art qu’à la condition de se forcer et de mentir !

N’insistons point. La Tentation regorge d’idées, celles-là moins artificielles et moins voulues. Les unes sont bien à lui, elles tiennent au plus intime de sa nature d’artiste ; les autres — comme il arrive toujours chez les jeunes gens qui écrivent — lui viennent d’ailleurs et se sont imposées à sa mémoire.

De tous les maîtres de sa pensée, c’est Spinoza qui lui a le plus fourni. On peut dire que la première Tentation est tout imprégnée de l’Éthique. Et même nous ne connaissons pas, en français, d’exposé plus pénétrant ni plus éloquent des vérités essentielles du spinozisme, que ce beau dialogue entre le diable et saint Antoine, qui