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LA TENTATION DE SAINT ANTOINE

les regards lascifs, la sève sucrée, la larme salée !… Du sang ! à toi ! à toi ! Mère des montagnes !

Ils se tailladent les bras avec leurs poignards, leurs

dos résonnent comme des boîtes creuses. La musique redouble, la foule s’accroît. Puis des hommes en habits de femmes et des femmes en habits d’hommes se poursuivent, en poussant une grande clameur qui se perd à l’horizon, dans le frémissement des lyres et le bruit des baisers. Leurs robes diaphanes se collent contre leurs ventres. Un sang rose en dégoutte et bientôt, sur cette vague multitude, toute chatoyante, agitée, lointaine, apparaît un Dieu nouveau qui porte entre ses cuisses un amandier chargé de fruits. Les voiles des têtes s’envolent, l’encens tourbillonne, l’acier tinte. Des prêtres eunuques enveloppent des femmes dans leurs dalmatiques chamarrées.

Mais d’autres dieux arrivent, innombrables, infinis. Ils passent comme des traînées de feuilles sèches sous un vent d’automne, si rapidement qu’on ne peut les voir, et tous pleurent si haut que l’on n’entend pas ce qu’ils disent. La Mort refait un nœud à la mèche de son fouet. Antoine étourdi veut fuir, mais le Diable le retient et reprend :
LE DIABLE

Celui-là, c’est Atys de Phrygie. Il jette sa hache de pierre, il s’en va pleurer dans les bois sa virilité perdue. Voici la Dercéto de Babylone, à croupe de poisson. Voilà le vieil Oannès, voilà Ilythia couverte de ses voiles, voilà Moloch crachant du feu par les narines, et dont le ventre, bourré d’hommes, hurle comme une forêt incendiée.