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LA TENTATION DE SAINT ANTOINE
LES DIEUX DU NORD

Le soleil fuit ! Il court comme s’il avait peur, il se ferme comme l’œil fatigué d’une vieille fileuse.

Nous avons froid, nos peaux d’ours sont lourdes de neige et le bout de nos pieds passe par les trous de nos chaussures.

Jadis nous étions dans nos grandes salles où les bûches flambaient, près des tables longues couvertes de quartiers de viande et de couteaux à manche ciselé.

Il faisait bon ! nous buvions de la bière. Nous nous racontions nos vieux combats. Les coupesde corne entre-choquaient leurs cercles d’or, et nos cris montaient comme des marteaux de fer que l’on eût lancés contre la voûte.

Elle était cannelée de bois de lances, la large voûte ! Les glaives suspendus nous éclairaient pendant la nuit, et nos boucliers du haut en bas s’étalaient sur les murs.

Nous mangions le foie de la baleine, dans des plats de cuivre qui avaient été battus par des géants. Nous jouions à la balle avec des rocs ; nous écoutions chanter les sorciers captifs qui s’appuyaient en pleurant sur leurs harpes de pierre, et nous rentrions dans nos lits, le matin seulement, lorsque la brise, tout à coup, entrait dans la salle échauffée.

Il a fallu partir, pourtant ! Il y eut alors des san-