Page:Flaubert - La Première Tentation de Saint Antoine, éd. Bertrand, 1908.djvu/217

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
171
première version

matière de toute matière ! mon esprit de l’essence de tout esprit, — mon âme est toute l’âme ! Immortalité, étendue, j’ai tout cela, je suis cela ! Je me sens Substance ! Je suis Pensée !

Le Diable s’arrête, planant immobile dans l’air. Le souffle de sa poitrine, qui secouait saint Antoine à bonds inégaux, s’apaise. Il lâche les mains. Antoine se tient, seul, de lui-même, sur ses cornes.

Et je n’ai plus peur à présent, non ! Me voilà calme et immense comme l’infini qui m’enveloppe.

LE DIABLE

C’est dans cet infini que se meuvent les choses ! Quand tu écoulais tantôt la musique des sphères, ce n’étaient pas les sphères qui tournaient, mais en toi que se passait cette harmonie. Quand tu t’épouvantais de l’abîme, c’était toi seul qui faisais l’abîme par l’illusion de ton esprit imaginant alors des distances dans l’étendue et croyant apercevoir des degrés dans ce qui n’a pas de mesure. Ces clartés même où tu te dilatais joyeux, qui te dit qu’elles sont ?

Le regard du Diable se creuse et tourbillonne comme un gouffre. Antoine, éperdu, se penche vers lui et il se met à descendre de marche en marche sur les andouillers de ses cornes.

Qui te dit qu’elles sont ? Peux-tu voir avec d’autres yeux que tes yeux, et s’ils se trompent, si