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LA TENTATION DE SAINT ANTOINE

Horrible !

Il se prend la tête à deux mains.

Oh ! ma pauvre tête ! Comment faire pour en arracher ce qui la remplit, et même pour savoir si j’ai réellement vu les choses que j’ai vues ?

Si cela était des choses… elles auraient un enchaînement, un motif… Eh non ! non ! je me trompe !… Mais je les vois ! elles sont là ! je les touche !… Impossible, pourtant ! impossible !

Il me semble que les objets du dehors pénètrent ma personne, ou plutôt que mes pensées s’en échappent comme les éclairs d’un nuage, et qu’elles se corporifient d’elles-mêmes, là… devant moi ! C’est peut-être ainsi que Dieu a pensé la création ?… Elle n’est pas plus vraie que l’une de ces illusions qui m’éblouissent ?… Mais pourquoi des illusions ?… Sais-je d’abord ce qu’est une illusion, moi ? En quoi consiste la réalité ?… où commence l’une, où finit l’autre ? De l’onde dans l’onde, des nuages dans la nuit, du vent dans le vent ; — et puis, comme de vagues courants qui tourbillonnent et vous poussent, des formes incessantes, infinies, qui montent, qui descendent, qui se perdent.

Tiens !… je ne distingue pas, — mais… on dirait deux bêtes monstrueuses ? L’une rampe, l’autre voltige… Ah ! mon Dieu ! elles approchent !

Et, à travers le crépuscule, apparaît le Sphinx. Il allonge ses pattes, secoue lentement les bandelettes de son front et se couche à plat sur le ventre.