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— « Quel intérêt avez-vous donc à le défendre ? » reprit froidement Pellerin.

Le jeune homme balbutia :

— « Mais… parce que je suis son ami. »

— « Embrassez-le de ma part ! bonsoir ! »

Et le peintre sortit furieux, sans parler, bien entendu, de sa consommation.

Frédéric s’était convaincu lui-même, en défendant Arnoux. Dans l’échauffement de son éloquence, il fut pris de tendresse pour cet homme intelligent et bon, que ses amis calomniaient et qui maintenant travaillait tout seul, abandonné. Il ne résista pas au singulier besoin de le revoir immédiatement. Dix minutes après, il poussait la porte du magasin.

Arnoux élaborait, avec son commis, des affiches monstres pour une exposition de tableaux.

— « Tiens ! qui vous ramène ? »

Cette question bien simple embarrassa Frédéric ; et, ne sachant que répondre, il demanda si l’on n’avait point trouvé par hasard son calepin, un petit calepin en cuir bleu.

— « Celui où vous mettez vos lettres de femmes ? » dit Arnoux.

Frédéric, en rougissant comme une vierge, se défendit d’une telle supposition.

— « Vos poésies, alors ? » répliqua le marchand.

Il maniait les spécimens étalés, en discutait la forme, la couleur, la bordure ; et Frédéric se sentait de plus en plus irrité par son air de méditation, et surtout par ses mains qui se promenaient sur les affiches, — de grosses mains, un peu molles, à ongles plats. Enfin Arnoux se leva ; et, en disant : « C’est fait ! » il lui passa la main sous le menton, familièrement. Cette privauté déplut à Frédéric, il se recula ; puis il franchit le seuil du bureau, pour la dernière fois de son existence, croyait-il. Mme Arnoux, elle-même se trouvait comme diminuée par la vulgarité de son mari.