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menton les deux rubans de sa capote et elle se souriait à elle-même, devant son armoire à glace. Puis passait son bras sur le sien et le forçant à se mirer près d’elle :

— « Nous faisons bien comme cela, tous les deux côte à côte ! Ah pauvre amour, je te mangerais ! »

Il était maintenant sa chose, sa propriété. Elle en avait sur le visage un rayonnement continu, en même temps qu’elle paraissait plus langoureuse de manières, plus ronde dans ses formes ; et, sans pouvoir dire de quelle façon, il la trouvait changée, cependant.

Un jour, elle lui apprit comme une nouvelle très importante que le sieur Arnoux venait de monter un magasin de blanc à une ancienne ouvrière de sa fabrique ; il y venait tous les soirs, « dépensait beaucoup, pas plus tard que l’autre semaine, lui avait même donné un ameublement de palissandre. »

— « Comment le sais-tu ? » dit Frédéric.

— « Oh ! j’en suis sûre ! »

Delphine, exécutant ses ordres, avait pris des informations. Elle aimait donc bien Arnoux, pour s’en occuper si fortement ! Il se contenta de lui répondre — « Qu’est-ce que cela te fait ? »

Rosanette eut l’air surprise de cette demande.

— « Mais la canaille me doit de l’argent ! N’est-ce pas abominable de le voir entretenir des gueuses ! »

Puis, avec une expression de haine triomphante :

— « Au reste, elle se moque de lui joliment ! Elle a trois autres particuliers. Tant mieux ! et qu’elle le mange jusqu’au dernier liard, j’en serai contente ! »

Arnoux, en effet, se laissait exploiter par la Bordelaise, avec l’indulgence des amours séniles.

Sa fabrique ne marchait plus ; l’ensemble de ses affaires était pitoyable ; si bien que, pour les remettre à flot, il pensa d’abord à établir un café chantant, où l’on n’aurait chanté rien que des œuvres patriotiques ; le ministre lui accordant une subvention, cet établis-