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sa face aux barreaux en demandant du pain. M. Roque lui ordonna de se taire. Mais le jeune homme répétait d’une voix lamentable :

— « Du pain ! »

— « Est-ce que j’en ai, moi ? »

D’autres prisonniers apparurent dans le soupirail, avec leurs barbes hérissées, leurs prunelles flamboyantes, tous se poussant et hurlant :

— « Du pain ! »

Le père Roque fut indigné de voir son autorité méconnue. Pour leur faire peur, il les mit en joue ; et, porté jusqu’à la voûte par le flot qui l’étouffait, le jeune homme, la tête en arrière, cria encore une fois :

— « Du pain ! »

— « Tiens ! en voilà ! » dit le père Roque, en lâchant son coup de fusil.

Il y eut un énorme hurlement, puis rien. Au bord du baquet, quelque chose de blanc était resté.

Après quoi, M. Roque s’en retourna chez lui ; car il possédait, rue Saint-Martin, une maison où il s’était réservé un pied-à-terre ; et les dommages causés par l’émeute à la devanture de son immeuble n’avaient pas contribué médiocrement à le rendre furieux. Il lui sembla, en la revoyant, qu’il s’était exagéré le mal. Son action de tout à l’heure l’apaisait, comme une indemnité.

Ce fut sa fille elle-même qui lui ouvrit la porte. Elle lui dit, tout de suite, que son absence trop longue l’avait inquiétée ; elle avait craint un malheur, une blessure.

Cette preuve d’amour filial attendrit le père Roque. Il s’étonna qu’elle se fût mise en route sans Catherine.

— « Je l’ai envoyée faire une commission », répondit Louise.

Et elle s’informa de sa santé, de choses et d’autres ; puis, d’un air indifférent, lui demanda si par hasard il n’avait pas rencontré Frédéric.

— « Non ! pas le moins du monde ! »