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Ils descendirent le boulevard de l’Hôpital. Une forte brise soufflait. Elle le ranima.

Ils tournèrent ensuite par la rue du Marché-aux-Chevaux. Le Jardin des Plantes, à droite, faisait une grande masse noire ; tandis qu’à gauche, la façade entière de la Pitié, éclairée à toutes ses fenêtres, flambait comme un incendie, et des ombres passaient rapidement sur les carreaux.

Les deux hommes de Frédéric s’en allèrent. Un autre l’accompagna jusqu’à l’Ecole polytechnique.

La rue Saint-Victor était toute sombre, sans un bec de gaz ni une lumière aux maisons. De dix minutes en dix minutes, on entendait :

— « Sentinelles ! prenez garde à vous ! »

Et ce cri jeté au milieu du silence, se prolongeait comme la répercussion d’une pierre tombant dans un abîme.

Quelquefois, un battement de pas lourds s’approchait. C’était une patrouille de cent hommes au moins ; des chuchotements, de vagues cliquetis de fer s’échappaient de cette masse confuse ; et, s’éloignant avec un balancement rythmique, elle se fondait dans l’obscurité.

Il y avait au centre des carrefours un dragon à cheval, immobile. De temps en temps, une estafette passait au grand galop, puis le silence recommençait. Des canons en marche faisaient au loin sur le pavé un roulement sourd et formidable ; le cœur se serrait à ces bruits différant de tous les bruits ordinaires. Ils semblaient même élargir le silence, qui était profond, absolu ; un silence noir. Des hommes en blouse blanche abordaient les soldats, leur disaient un mot, et s’évanouissaient comme des fantômes.

Le poste de l’Ecole polytechnique regorgeait de monde. Des femmes encombraient le seuil, demandant à voir leur fils ou leur mari. On les renvoyait au Panthéon transformé en dépôt de cadavres, — et on n’écoutait pas Frédéric. Il s’obstina, jurant que son ami Dussardier