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Oh ! comme vous êtes savant ! »

Toute petite, elle s’était prise d’un de ces amours d’enfant qui ont à la fois la pureté d’une religion et la violence d’un besoin. Il avait été son camarade, son frère, son maître, avait amusé son esprit, fait battre son cœur et versé involontairement jusqu’au fond d’elle-même une ivresse latente et continue. Puis il l’avait quittée en pleine crise tragique, sa mère à peine morte, les deux désespoirs se confondant. L’absence l’avait idéalisé dans son souvenir ; il revenait avec une sorte d’auréole, et elle se livrait ingénument au bonheur de le voir.

Pour la première fois de sa vie, Frédéric se sentait aimé ; et ce plaisir nouveau, qui n’excédait pas l’ordre des sentiments agréables, lui causait comme un gonflement intime ; si bien qu’il écarta les deux bras, en se renversant la tête.

Un gros nuage passait alors sur le ciel.

— « Il va du côté de Paris », dit Louise ; « vous voudriez le suivre, n’est-ce pas ? »

— « Moi ! pourquoi ? »

— « Qui sait ? »

Et, le fouillant d’un regard aigu :

— « Peut-être que vous avez là-bas… (elle chercha le mot), quelque affection. »

— « Eh ! je n’ai pas d’affection ! »

— « Bien sûr ? »

— « Mais oui, mademoiselle, bien sûr ! »

En moins d’un an, il s’était fait dans la jeune fille une transformation extraordinaire qui étonnait Frédéric.

Après une minute de silence, il ajouta :

— « Nous devrions nous tutoyer, comme autrefois ; voulez-vous ? »

— « Non. »

— « Pourquoi ? »

— « Parce que. »

Il insistait. Elle répondit, en baissant la tête :

— «