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— « Je m’en flatte. »

Frédéric lui lança son assiette au visage.

Elle passa comme un éclair par-dessus la table, renversa deux bouteilles, démolit un compotier, et, se brisant contre le surtout en trois morceaux, frappa le ventre du Vicomte.

Tous se levèrent pour le retenir. Il se débattait, en criant, pris d’une sorte de frénésie ; M. des Aulnays répétait :

— « Calmez-vous ! voyons ! cher enfant ! »

— « Mais c’est épouvantable ! » vociférait le Précepteur.

Forchambeaux, livide comme les prunes, tremblait Joseph riait aux éclats ; les garçons épongeaient le vin, ramassaient par terre les débris ; et le Baron alla fermer la fenêtre, car le tapage, malgré le bruit des voitures, aurait pu s’entendre du boulevard.

Comme tout le monde, au moment où l’assiette avait été lancée, parlait à la fois, il fut impossible de découvrir la raison de cette offense, si c’était à cause d’Arnoux, de Mme Arnoux, de Rosanette ou d’un autre. Ce qu’il y avait de certain, c’était la brutalité inqualifiable de Frédéric ; il se refusa positivement à en témoigner le moindre regret.

M. des Aulnays tâcha de l’adoucir, le cousin Joseph, le Précepteur, Forchambeaux lui-même. Le Baron pendant ce temps-là, réconfortait Cisy, qui, cédant à une faiblesse nerveuse, versait des larmes. Frédéric, au contraire, s’irritait de plus en plus ; et l’on serait resté là jusqu’au jour si le Baron n’avait dit pour en finir :

— « Le Vicomte, Monsieur, enverra demain chez vous ses témoins. »

— « Votre heure ? »

— « À midi, s’il vous plaît. »

— « Parfaitement, Monsieur. »

Frédéric, une fois dehors, respira à pleins poumons. Depuis trop longtemps, il contenait son cœur. Il venait