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mission, avec Albert pour vice-président, rédigea de suite un décret constitutif, dont il donna lecture au peuple assemblé sur la place de l’Hôtel de Ville. Les ouvriers se retirèrent en criant : Vive la République ! et en chantant la Marseillaise.

« Le siège de la Commission fut fixé au Luxembourg, La première séance eut lieu le 1er mars.

« Cette création fut d’abord accueillie avec une certaine sympathie, parce qu’on espéra que des discussions paisibles entre patrons et ouvriers produiraient la conciliation et l’apaisement. Les premières questions que l’on débattit furent celles des heures de travail et du marchandage. Après une discussion approfondie, des résolutions furent adoptées et soumises au Gouvernement qui les formula en décret le 2 mars. La journée de travail fut diminuée d’une heure, et réduite, à Paris, de onze à dix heures ; en province, de douze à onze heures.

« Le marchandage fut aboli, c’est-à-dire qu’il fut défendu à des ouvriers de prendre à tâche un travail pour le faire faire par d’autres ouvriers, sur lesquels ils prélèvent un bénéfice qui va quelquefois jusqu’à la moitié du prix payé par le patron. Le marchandage est un abus, sans doute ; mais c’est l’un des mille détails de la question sociale. Son abolition fut très maladroite en ce moment de crise. Les intermédiaires ont souvent leur utilité et sont quelquefois même indispensables à certaines industries ; l’abus réside surtout dans les bénéfices exagérés qu’ils prélèvent sur l’ouvrier, ce qui leur a valu le nom populaire de buveurs de sueur. Le décret qui les supprimait devait rester sans effet. Il ne fit que mécontenter une foule de petits bourgeois qui avaient acclamé la Révolution de Février. Ce ne fut pas son seul résultat. Les intermédiaires ne prirent, pendant quelque temps, de l’ouvrage que pour eux seuls et n’en donnèrent pas aux ouvriers, qui restèrent sans travail et encombrèrent les ateliers nationaux. Les patrons, dont les affaires périclitaient, par suite de la crise, ne firent presque plus travailler…

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« Au Luxembourg, la Commission présidée par Louis Blanc siégeait dans la salle éclatante d’or, de peintures et de moulures, où les pairs de France se réunissaient auparavant. La conférence prenait un aspect grave et presque solennel, comme pour mériter le titre de pairie ouvrière, qu’on lui donnait quelquefois ; là se trouvaient des économistes, des socialistes, des ouvriers et des patrons soucieux de résoudre le problème si intéressant, mais si complexe de l’organisation du travail. Parmi ce parlement en blouse, on remarquait trois bonnets féminins : c’étaient trois déléguées des brocheuses, des coloristes et des pileuses. Les huissiers de l’ancienne pairie, en grand costume, avec frac noir, cravate blanche et épée, faisaient leur service comme si rien n’eût été changé. Les délégués des corporations ne discutaient que les