Page:Flaubert - L’Éducation sentimentale éd. Conard.djvu/623

Cette page a été validée par deux contributeurs.

rien ajouter, rien retrancher à sa personne. L’univers venait tout à coup de s’élargir. Elle était le point lumineux où l’ensemble des choses convergeait… »[1].

Ce qui est encore bien romantique, c’est que Frédéric est un maniaque d’exotisme, cette tendance de l’imagination à émigrer dans l’espace ou dans le temps, parce qu’on se trouve mal à l’aise dans son pays ou dans son époque.

Il suppose de suite que Mme  Arnoux vient d’un pays étranger ; et ce pays il le recule a plaisir, il le met autant que possible au delà des mers. « Il la supposait d’origine andalouse, créole peut-être ; elle avait ramené des îles cette négresse avec elle »[2].

Son rêve emporte facilement l’image de Mme  Arnoux dans un cadre cher aux romantiques, à Venise : « Il se mit à écrire un roman intitulé Sylvio le fils du pêcheur. La chose se passait à Venise. Ce héros, c’était lui-même ; l’héroïne, Mme  Arnoux. Elle s’appelait « Antonia » ; et, pour l’avoir, il assassinait plusieurs gentilshommes, brûlait une partie de la ville et chantait sous son balcon »[3].

… « Quand il allait au Jardin des Plantes, la vue d’un palmier l’entraînait vers des pays lointains. Ils voyageaient ensemble, au dos des dromadaires, sous le tendelet des éléphants, dans la cabine d’un yacht parmi des archipels bleus, ou côte à côte sur deux mulets à clochettes, qui trébuchent dans les herbes contre des colonnes brisées. Quelquefois, il s’arrêtait au Louvre devant de vieux tableaux ; et son amour l’embrassant jusque dans les siècles disparus, il la substituait aux personnages des peintures. Coiffée d’un hennin, elle priait à deux genoux derrière un vitrage de plomb. Seigneuresse des Castilles ou des Flandres, elle se tenait assise, avec une fraise empesée et un corps de baleines à gros bouillons. Puis elle descendait quelque grand escalier de porphyre, au milieu des sénateurs, sous un dais de plumes d’autruche, dans une robe de brocart…[4] »

On retrouve toujours chez lui la hantise de l’Orient : « Frédéric se meublait un palais à la moresque, pour vivre couché sur des divans de cachemire, au murmure d’un jet d’eau, servi par des pages nègres »[5].

Un jour il a des velléités d’action, il veut « se faire trappeur en Amérique, servir un pacha en Orient, s’embarquer comme matelot… »[6].

  1. L’Éducation sentimentale, p. 12.
  2. Idem, p. 7.
  3. Idem, p. 34.
  4. Idem, p. 97 et 98.
  5. Idem, p. 76.
  6. Idem, p. 133.