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même qu’elle est vieille, ne constitue pas la vérité ! La foule invariablement suit la routine. C’est, au contraire, le petit nombre qui mène le progrès.

Vaut-il mieux se fier au témoignage des sens ? Ils trompent parfois, et ne renseignent jamais que sur l’apparence. Le fond leur échappe.

La raison offre plus de garanties, étant immuable et impersonnelle ; mais pour se manifester, il lui faut s’incarner. Alors la raison devient ma raison, une règle importe peu si elle est fausse. Rien ne prouve que celle-là soit juste.

On recommande de la contrôler avec les sens ; mais ils peuvent épaissir les ténèbres. D’une sensation confuse, une loi défectueuse sera induite, et qui, plus tard, empêchera la vue nette des choses.

Reste la morale. C’est faire descendre Dieu au niveau de l’utile, comme si nos besoins étaient la mesure de l’absolu !

Quant à l’évidence, niée par l’un, affirmée par l’autre, elle est à elle-même son critérium. M. Cousin l’a démontré.

— Je ne vois plus que la révélation, dit Bouvard. Mais, pour y croire, il faut admettre deux connaissances préalables : celle du corps qui a senti, celle de l’intelligence qui a perçu ; admettre le sens et la raison, témoignages humains et par conséquent suspects.

Pécuchet réfléchit, se croisa les bras.

— Mais nous allons tomber dans l’abîme effrayant du scepticisme.

Il n’effrayait, selon Bouvard, que les pauvres cervelles.

— Merci du compliment, répliqua Pécuchet.