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distinguer au loin une fumée qui montait vers le ciel.

— Puisque l’île Julia, reprit Pécuchet, a disparu, des terrains produits par la même cause auront peut-être le même sort. Un îlot de l’Archipel est aussi important que la Normandie, et même que l’Europe.

Bouvard se figura l’Europe engloutie dans un abîme.

— Admets, dit Pécuchet, qu’un tremblement de terre ait lieu sous la Manche ; les eaux se ruent dans l’Atlantique ; les côtes de la France et de l’Angleterre, en chancelant sur leur base, s’inclinent, se rejoignent, et v’lan ! tout l’entre-deux est écrasé.

Au lieu de répondre, Bouvard se mit à marcher tellement vite qu’il fut bientôt à cent pas de Pécuchet. Étant seul, l’idée d’un cataclysme le troubla. Il n’avait pas mangé depuis le matin : ses tempes bourdonnaient. Tout à coup le sol lui parut tressaillir et la falaise, au-dessus de sa tête, pencher par le sommet. À ce moment, une pluie de graviers déroula d’en haut.

Pécuchet l’aperçut qui détalait avec violence, comprit sa terreur, cria de loin :

— Arrête ! arrête ! la période n’est pas accomplie.

Et pour le rattraper, il faisait des sauts énormes, avec son bâton de touriste, tout en vociférant :

— La période n’est pas accomplie ! la période n’est pas accomplie !

Bouvard, en démence, courait toujours. Le parapluie polybranches tomba, les pans de sa redingote s’envolaient, le havresac ballottait à son dos.