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CORRESPONDANCE.

que l’idolâtrie du XVIIe siècle, l’admiration du style de Calvin, le gémissement sur la décadence des arts. Il respectait fort peu M. de Maistre. Il n’était pas ébloui par Proudhon.

Les esprits sobres, selon lui, n’étaient rien que des esprits pauvres ; et il avait en horreur le faux bon goût, plus exécrable que le mauvais, toutes les discussions sur le Beau, le caquetage de la critique. Il se serait pendu plutôt que d’écrire une préface. Voici qui en dira plus long : c’est une page d’un calepin ayant pour titre Notes et projets — Projets !

« Ce siècle est essentiellement pédagogue. Il n’y a pas de grimaud qui ne débite sa harangue, pas de livre si piètre qui ne s’érige en chaire à prêcher ! Quant à la forme, on la proscrit. S’il vous arrive de bien écrire, on vous accuse de n’avoir pas d’idées. Pas d’idées, bon Dieu ! Il faut être bien sot, en effet, pour s’en passer au prix qu’elles coûtent. La recette est simple : avec deux ou trois mots : « avenir, progrès, société », fussiez-vous Topinambou, vous êtes poète ! Tâche commode qui encourage les imbéciles et console les envieux. Ô médiocratie fétide, poésie utilitaire, littérature de pions, bavardages esthétiques, vomissements économiques, produits scrofuleux d’une nation épuisée, je vous exècre de toutes les puissances de mon âme ! Vous n’êtes pas la gangrène, vous êtes l’atrophie ! Vous n’êtes pas le phlegmon rouge et chaud des époques fiévreuses, mais l’abcès froid aux bords pâles, qui descend, comme d’une source, de quelque carie profonde ! »

Au lendemain de sa mort, Théophile Gautier écrivait : « Il portait haut la vieille bannière déchirée de tant de combats, on peut l’y rouler comme dans un linceul. La valeureuse bande d’Hernani a vécu. »

Cela est vrai. Ce fut une existence complètement dévouée à l’idéal, un des rares desservants de la littérature pour elle-même, derniers fanatiques d’une religion près de s’éteindre — ou éteinte.

« Génie de second ordre », dira-t-on. Mais ceux du quatrième ne sont pas maintenant si communs ! Regardez comme le désert s’élargit ! un souffle de bêtise, une trombe de vulgarité nous enveloppe, prête à recouvrir toute élévation, toute délicatesse. On se sent heureux de ne plus respecter les grands hommes, et peut-être allons-nous perdre, avec la tradition littéraire, ce je ne sais quoi d’aérien qui mettait dans la vie quelque chose de plus haut qu’elle. Pour faire des œuvres durables, il ne faut pas rire de la gloire. Un peu d’esprit se gagne par la culture de l’imagination, et beaucoup de noblesse dans le spectacle des belles choses.

Et puisqu’on demande à propos de tout une moralité, voici la mienne :

Y a-t-il quelque part deux jeunes gens qui passent leurs