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CORRESPONDANCE

que nous allons entrer dans une ère stupide. On sera utilitaire, militaire, américain et catholique, très catholique ! vous verrez ! La guerre de Prusse termine la Révolution française et la détruit.

Mais si nous étions vainqueurs ? me direz-vous. Cette hypothèse-là est contraire à tous les précédents de l’histoire. Où avez-vous vu le Midi battre le Nord, et les catholiques dominer les protestants ? La race latine agonise. La France va suivre l’Espagne et l’Italie, et le pignouffisme commence.

Quel effondrement ! quelle chute ! quelle misère ! quelles abominations ! Peut-on croire au progrès et à la civilisation devant tout ce qui se passe ? À quoi donc sert la science ? puisque ce peuple, plein de savants, commet des abominations dignes des Huns et pires que les leurs, car elles sont systématiques, froides, voulues, et n’ont pour excuse ni la passion ni la faim.

Pourquoi nous exècrent-ils si fort ? Ne vous sentez-vous pas écrasée par la haine de quarante millions d’hommes ? Cet immense gouffre infernal me donne le vertige.

Les phrases toutes faites ne manquent pas : « La France se relèvera ! Il ne faut pas désespérer ! C’est un châtiment salutaire ! Nous étions vraiment trop immoraux ! etc. » Oh ! éternelle blague ! Non ! on ne se relève pas d’un coup pareil ! Moi, je me sens atteint jusqu’à la moelle.

Si j’avais vingt ans de moins, je ne penserais peut-être pas tout cela, et si j’en avais vingt de plus je me résignerais.

Pauvre Paris ! je le trouve héroïque. Mais, si nous le retrouvons, ce ne sera plus notre Paris.