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DE GUSTAVE FLAUBERT.

1139. À CLAUDIUS POPELIN.
Vendredi soir [28 octobre 1870].

Merci pour votre bonne lettre, mon cher Popelin[1], je vous rends toute de suite votre embrassade. Tout ce que vous me dites de personnel m’a bien attendri. Mais pourquoi voulez-vous me consoler ? Je n’en reviendrai pas. Le coup est trop rude et trop profond. Par l’effet du milieu où je vis, qui est intolérable, et que je ne puis déserter sous peine de forfaire à l’honneur et aux devoirs les plus saints, je suis arrivé à un découragement sans fond. Savez-vous que je suis obligé de faire des efforts d’esprit pour vous tracer ces lignes ?

Les autres ne sont pas comme moi. Quelques-uns même supportent notre malheur assez gaillardement. Il y a des phrases toutes faites et qui consolent la foule de tout : « La France se relèvera ! à quoi bon se désespérer ! C’est un châtiment salutaire, etc. » Oh ! éternelle blague !

Ce qui me navre c’est : 1o la stupidité féroce des hommes. Je suis rassasié d’horreurs. Les journaux belges ne vous les apprennent pas sans doute. Je vous en épargne le détail ; à quoi bon vous les dire ? 2o Je suis convaincu que nous entrons dans un monde hideux où les gens comme nous n’auront plus leur raison d’être. On sera utilitaire et militaire, économe, petit, pauvre, abject. La vie est en soi quelque chose de si

  1. Claudius Populin, 1825-1982, poète, peintre et artiste en émaux ; un des fidèles des salons de la Princesse Mathilde.