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CORRESPONDANCE

Paris. N’importe ! reste en Angleterre jusqu’à nouvel ordre.

Pas de nouvelles de d’Osmoy.

Feydeau, qui est à Boulogne-sur-Mer, m’a écrit aujourd’hui pour me dire qu’il « crevait de faim » et me demander de l’argent. Je vais lui en envoyer.

Nous sommes assaillis de pauvres ! Ils commencent à faire des menaces. Les patrouilles de ma milice commenceront la semaine prochaine, et je ne me sens pas disposé à l’indulgence.

Ce qu’il y a d’affreux dans cette guerre, c’est qu’elle vous rend méchant. J’ai maintenant le cœur sec comme un caillou et, quoi qu’il advienne, on restera stupide. Nous sommes condamnés à parler des Prussiens jusqu’à la fin de notre vie ! On ne reçoit pas sur la cervelle de pareils coups impunément ! L’intelligence en demeure ébranlée.

Je me regarde, pour ma part, comme un homme fini, vidé. Je ne suis qu’une enveloppe, une ombre d’homme. La société qui va sortir de nos ruines sera militaire et républicaine, c’est-à-dire antipathique à tous mes instincts. « Toute gentillesse », comme eût dit Montaigne, y sera impossible : c’est cette conviction-là (bien plus que la guerre) qui fait le fond de ma tristesse. Il n’y aura plus de place pour les Muses.

Mais je suis ingrat envers le ciel, puisque j’aurai encore ma chère Caro (que je bécote bien fort).

Ton vieil oncle.