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CORRESPONDANCE

À part vous et Tourgueneff, je ne connais pas un mortel avec qui m’épancher sur les choses qui me tiennent le plus au cœur ; et vous habitez loin de moi, tous les deux !

Je continue à travailler cependant. J’ai résolu de me mettre à mon Saint Antoine demain ou après-demain. Mais pour commencer un ouvrage de longue haleine, il faut avoir une certaine allégresse qui me manque. J’espère cependant que ce travail extravagant va m’empoigner. Oh ! comme je voudrais ne plus penser à mon pauvre moi, à ma misérable carcasse ! Elle va très bien la carcasse. Je dors énormément. « Le coffre est bon », comme disent les bourgeois.

J’ai, dans les derniers temps, lu des choses théologiques assommantes, que j’ai entremêlées d’un peu de Plutarque et de Spinoza. Je n’ai rien de plus à vous dire.

Le pauvre Edmond de Goncourt est en Champagne, chez ses parents. Il m’a promis de venir ici à la fin de ce mois. Je ne crois pas que l’espoir de revoir son frère dans un monde meilleur le console de l’avoir perdu dans celui-ci.

On se paye de mots dans cette question de l’immortalité, car la question est de savoir si le moi persiste. L’affirmative me paraît une outrecuidance de notre orgueil, une protestation de notre faiblesse contre l’ordre éternel. La mort n’a peut-être pas plus de secrets à nous révéler que la vie.

Quelle année de malédiction ! Il me semble que je suis perdu dans le désert, et je vous assure, chère maître, que je suis brave, pourtant, et que je fais des efforts prodigieux pour être stoïque. Mais