Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 5.djvu/130

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
124
CORRESPONDANCE

caractère, ses origines et ses attaches, choses presque impossibles à savoir dans un milieu parisien. Tu pourrais peut-être, ici, trouver des gens plus brillants ; mais l’esprit, l’agrément est le partage presque exclusif des bohèmes. Or ma pauvre nièce mariée à un homme pauvre est une idée tellement atroce que je ne m’y arrête pas une minute. Oui, ma chérie, je déclare que j’aimerais mieux te voir épouser un épicier millionnaire qu’un grand homme indigent : car le grand homme aurait, outre sa misère, des brutalités et des tyrannies à te rendre folle ou idiote de souffrances. Il y a à considérer ce gredin de séjour à Rouen, je le sais ; mais il vaut mieux habiter Rouen avec de l’argent que vivre à Paris sans le sou ; et puis pourquoi, plus tard, la maison de commerce allant bien, ne viendriez-vous pas habiter Paris ?

Je suis comme toi, tu vois bien, je perds la boule ; je dis alternativement blanc et noir. On y voit très mal dans les questions qui vous intéressent trop. Tu auras du mal à trouver un mari qui soit au-dessus de toi par l’esprit et l’éducation ; si j’en connaissais un rentrant dans cette condition et ayant en outre tout ce qu’il faut, j’irais te le chercher bien vite. Tu es donc forcée à prendre un brave garçon inférieur. Mais pourras-tu aimer un homme que tu jugeras de haut ? Pourras-tu vivre heureuse avec lui ? Voilà toute la question. Sans doute que l’on va te talonner pour donner une réponse prompte. Ne fais rien à la hâte et quoi qu’il advienne, mon loulou, compte sur la tendresse de ton vieil oncle qui t’embrasse.

Écris-moi de longues lettres avec beaucoup de détails.