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CORRESPONDANCE

qu’on se bouche les oreilles ou qu’on se délecte à l’entendre, à qui les contingents ne font rien et qui est de la nature des anges, lesquels ne mangent pas : je veux dire l’Idée ? C’est par là qu’on s’aime, quand on vit par là. J’ai toujours essayé, (mais il me semble que j’échoue,) de faire de toi un hermaphrodite sublime. Je te veux homme jusqu’à la hauteur du ventre ; en descendant, tu m’encombres et me troubles et t’abîmes avec l’élément femelle. Il y a en toi, et souvent visibles dans la même action, deux principes plus nets l’un de l’autre et plus opposés que le sont Ormuzd et Ahriman dans la cosmogonie persane. Repasse ta vie, tes aventures intérieures et les événements externes. Relis même tes œuvres, et tu t’apercevras que tu as en toi un ennemi, un je ne sais quoi qui, en dépit des plus excellentes qualités, du meilleur sentiment et de la plus parfaite conception, t’a rendue ou fait paraître le contraire juste de ce qu’il fallait.

Le bon Dieu t’avait destinée à égaler, si ce n’est à surpasser, ce qu’il y a de plus fort maintenant. Personne n’est comme toi. Et il t’arrive avec la meilleure bonne foi du monde, de pondre quelquefois des vers détestables ! Même histoire dans l’ordre sentimental. Tu ne vois pas, et tu as des injustices sur lesquelles on se tait, mais qui font mal.

Ce ne sont pas des reproches tout cela, pauvre chère Muse, non, et si tu pleures, que mes lèvres essuient tes larmes ! Je voudrais qu’elles te balayent le cœur pour en chasser toutes les vieilles poussières.

J’ai voulu t’aimer et je t’aime d’une façon qui