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CORRESPONDANCE

comme tu te juges que je t’ai traitée sans pitié ! Si j’eusse cru le mal irréparable, je n’en aurais pas parlé. Tu es, naturellement, pleine d’inspiration ; mais tu l’engorges et tu la dénatures trop souvent, par des idées personnelles.

La Paysanne était une œuvre de maître, rappelle-toi cela. Il ne t’est plus permis de descendre. Pas de faiblesse ! Pas un vers faible ! Pas une métaphore qui ne soit suivie ! Il faut être correct comme Boileau et échevelé comme Shakespeare.

J’ai relu cette semaine le 1er  acte du Roi Lear. Je suis effrayé de ce bonhomme-là, plus j’y pense… L’ensemble de ses œuvres me fait un effet de stupéfaction et d’exaltation comme l’idée du système sidéral. Je n’y vois qu’une immensité où mon regard se perd avec des éblouissements.

Eh ! je le sais bien, pauvre chère amie, qu’on ne peut pas toujours vivre le nez levé vers les astres ! Personne ne souffre plus que moi des nécessités, des pauvretés de la vie. Ma chair pèse sur mon âme 75 mille kilogrammes. Mais quand je te prêche le renoncement à l’action, je ne veux pas dire qu’il faut que tu vives en brahmane. J’entends seulement que nous ne devons entrer dans la vie réelle que jusqu’au nombril. Laissons le mouvement dans la région des jambes ; ne nous passionnons point pour le petit, pour l’éphémère, pour le laid, pour le mortel. S’il faut avoir l’air d’être ému par tout cela, prenons cet air ; mais ne prenons que l’air. Quelque chose de plus subtil qu’une nuée et de plus consistant qu’une cuirasse doit envelopper ces natures qu’un rien déchire et