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CORRESPONDANCE

un conseil de bourgeois, tiré de ma profonde pratique des voyages. Tu t’amuses maintenant énormément. Et plus tu iras, plus ça augmentera. Donc, ménage ton argent. J’ai passé par là et je sais quelles fureurs on éprouve quand on aperçoit le fond de sa bourse et qu’il faut s’en retourner. Crois-moi, mon vieux, vis moins bien pour voyager plus longtemps. À peine revenu, tu éprouveras des remords. Le mot est faible.

Et crève-toi les yeux à force de regarder sans songer à aucun livre (c’est la bonne manière). Au lieu d’un, il en viendra dix, quand tu seras chez toi, à Paris. Quand on voit les choses dans un but, on ne voit qu’un côté des choses.

Je te plains de l’ennui que tu subiras à ton retour. La maladie des voyages t’empoignera. C’est comme le macaroni et l’amour ignoble, il faut en prendre l’habitude avant d’en avoir le goût.

Tu seras aussi tout étonné d’aimer les femmes d’une autre manière ; leur ton d’égalité te choquera. Tu regretteras ces amours silencieux où les âmes seules se parlent, ces tendresses sans paroles, ces passivités de bête où se dilate l’orgueil viril. Don Juan a beau être gentil, le grand turc me fait envie.

Je repousse absolument l’idée que tu as d’écrire ton voyage : 1o parce que c’est facile ; 2o parce qu’un roman vaut mieux. As-tu besoin de prouver que tu sais faire des descriptions ? Et Sylvie, que devient-elle au milieu des burnous ?

Quant à moi, je suis bientôt au milieu de mon chapitre viii (La bataille du Macar).

Je viens de lire un livre sur le magnétisme.