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CORRESPONDANCE

chant de victoire ? Tu demandes de l’amour, tu te plains de ce que je ne t’envoie pas de fleurs ? Ah ! j’y pense bien, aux fleurs ! Prends donc quelque brave garçon tout frais éclos, un homme à belles manières et à idées reçues. Moi, je suis comme les tigres qui ont au bout du gland des poils agglutinés avec quoi ils déchirent la femelle. L’extrémité de tous mes sentiments a une pointe aiguë qui blesse les autres, et moi-même aussi quelquefois. Je n’avais chargé Bouilhet de rien du tout. C’est une supposition de ta part. Il ne t’a dit au reste que la vérité, puisque tu la demandes. Je n’aime pas à ce que mes sentiments soient connus du public et qu’on me jette ainsi à la tête, dans les visites, mes passions, en manière de conversation. J’ai été jusqu’à plus de vingt ans où je rougissais comme une carotte quand on me disait : « N’écrivez-vous pas ? ». Tu peux juger par là de ma pudeur vis-à-vis des autres sentiments. Je sens que je t’aimerais d’une façon plus ardente si personne ne savait que je t’aimasse. J’en veux à Delisle de ce que tu m’as tutoyé devant lui, et sa vue m’est maintenant désagréable. Voilà comme je suis fait, et j’ai assez de besogne sur le chantier sans prendre celle de ma réformation sentimentale. Toi aussi tu comprendras, en vieillissant, que les bois les plus durs sont ceux qui pourrissent le moins vite. Et il y a une chose que tu seras forcée de me garder à travers tout : à savoir, ton estime. Or j’y tiens beaucoup.

Tu ne m’en témoignes guère cependant en revenant encore, et si souvent, sur les huit cent francs que je t’ai prêtés. On dirait vraiment que je te poursuis par huissier ! T’en ai-je jamais parlé ? Je