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CORRESPONDANCE

ration d’un autre état. Et ainsi de suite, ainsi de suite. Nos idées les plus avancées sembleront bien ridicules et bien arriérées quand on les regardera par-dessus l’épaule. Je parie que dans cinquante ans seulement, les mots : « Problème social, moralisation des masses, progrès et démocratie » seront passés à l’état de « rengaine » et apparaîtront aussi grotesques que ceux de : « Sensibilité, nature, préjugés et doux liens du cœur » si fort à la mode vers la fin du dix-huitième siècle.

C’est parce que je crois à l’évolution perpétuelle de l’humanité et à ses formes incessantes, que je hais tous les cadres où on veut la fourrer de vive force, toutes les formalités dont on la définit, tous les plans que l’on rêve pour elle. La démocratie n’est pas plus son dernier mot que l’esclavage ne l’a été, que la féodalité ne l’a été, que la monarchie ne l’a été. L’horizon perçu par les yeux humains n’est jamais le rivage, parce qu’au delà de cet horizon, il y en a un autre, et toujours ! Ainsi chercher la meilleure des religions, ou le meilleur des gouvernements, me semble une folie niaise. Le meilleur, pour moi, c’est celui qui agonise, parce qu’il va faire place à un autre.

Je vous en veux un peu pour m’avoir dit, dans une de vos précédentes lettres, que vous désiriez pour tous « l’instruction obligatoire »[1]. — Moi, j’exècre tout ce qui est obligatoire, toute loi, tout gouvernement, toute règle. Qui êtes-vous donc,

  1. Flaubert dénature un peu la pensée de sa correspondante. Elle avait écrit : « Voilà ce que je voudrais, le pain du corps et de l’âme pour tous, le travail obligatoire, l’emploi de toutes les facultés suivant la capacité des individus. » (Lettre du 10 avril.) [Note de René Descharmes, édition Santandréa.]