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CORRESPONDANCE

de choses flottent encore dans les limbes de la pensée humaine ! Ce ne sont pas les sujets qui manquent, mais les hommes.

À propos des hommes, permets-moi de te citer de suite, de peur que je ne les oublie, deux petites aimables anecdotes. Premier fait : on a exposé à la morgue, à Rouen, un homme qui s’est noyé avec ses deux enfants attachés à la ceinture. La misère ici est atroce. Des bandes de pauvres commencent à courir la campagne les nuits. On a tué à Saint-Georges, à une lieue d’ici, un gendarme. Les bons paysans commencent à trembler dans leur peau. S’ils sont un peu secoués, cela ne me fera pas pleurer. Cette caste ne mérite aucune pitié. Tous les vices et toutes les férocités l’emplissent. Mais passons. Deuxième fait, et qui démontre comme quoi les hommes sont frères. On a exécuté ces jours-ci, à Provins, un jeune homme qui avait assassiné un bourgeois et une bourgeoise, puis violé la servante sur place et bu toute la cave. Or, pour voir guillotiner cet excentrique, il est arrivé dans Provins, dès la veille, plus de dix mille gens de la campagne. Comme les auberges n’étaient pas suffisantes, beaucoup ont passé la nuit dehors et ont couché dans la neige. L’affluence était telle que le pain a manqué. Ô suffrage universel ! Sophistes ! Ô charlatans ! Déclamez donc contre les gladiateurs et parlez-moi du progrès ! Moralisez, faites des lois, des plans ! Réformez-moi la bête féroce. Quand même vous auriez arraché les canines du tigre, et qu’il ne pourrait plus manger que de la bouillie, il lui restera toujours son cœur de carnassier ! Et ainsi le cannibale perce sous le bourgeron populaire, comme le crâne du Caraïbe sous le bonnet