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APPENDICE.

Il va fumer sur les grèves du Rhône,
Et sans penser suit le courant des yeux.

Mais une année il sentit sa détresse ;
Tout le hameau fut pauvre à l’unisson.
Dans la contrée une âpre sécheresse
Tarit les fruits et brûla la moisson.
Le vin manquait ; partout l’herbe était jaune ;
Des grands marais l’exhalaison montait.
La fièvre enfin, lorsque arriva l’automne,
Porta la mort où la misère était.

Les trépassés, dans l’étroit cimetière,
Ne trouvent plus la place qu’il leur faut.
Un jour, celui qui les mettait en terre,
Frappé comme eux, soudain leur fait défaut.
Les pauvres morts pourrissent en présence
Des survivants, et, telle est la frayeur,
Qu’en vain on cherche un autre fossoyeur.

En racontant ses exploits d’ambulance,
Jean vint s’offrir pour fouiller le charnier.
Il avait faim, il se mit à l’ouvrage.
Durant quinze ans, la guerre et le carnage
L’avaient trempé pour ce rude métier.

L’aube un matin blanchissait la vallée,
L’enveloppant du suaire des morts ;
Un brouillard gris montait de la saulée
Au cimetière, étagé sur ces bords
Avec effort Jean faisait une brèche
Au pied d’un mur qu’il fallait démolir ;
Et l’on voyait, à l’entour de sa bêche,
Du trou béant des squelettes saillir :
Crânes rongés et faces aux yeux vides,
Côtes, fémurs, cartilages rompus,
Où tout gluants rampaient des vers livides,
Dans leur repas tranquille interrompus.
Jean, toup à coup, dans la terre a vu luire
Comme un bijou parmi les ossements ;
Il le convoite avec un joyeux rire ;
Son œil en a des éblouissements.