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DE GUSTAVE FLAUBERT.

couverts d’amulettes, de tatouages, maigres comme des squelettes, couleur de vieilles pipes culottées, face aplatie, dents blanches, œil démesuré, regards éperdus de tristesse, d’étonnement, d’abrutissement, ils étaient quatre et ils grouillaient autour de ces charbons allumés, comme une nichée de lapins. Le crépuscule et la neige qui blanchissait les toits d’en face les couvraient d’un ton pâle. Il me semblait voir les premiers hommes de la terre. Cela venait de naître et rampait encore avec les crapauds et les crocodiles. J’ai vu un paysage de je ne sais où. Le ciel est bas, les nuages couleur d’ardoise. Une fumée d’herbes sèches sort d’une cabane en bambous jaunes, et un instrument de musique, qui n’a qu’une corde, répète toujours la même note grêle, pour endormir et charmer la mélancolie bégayante d’un peuple idiot. Parmi eux est une vieille femme de 50 ans qui m’a fait des avances lubriques ; elle voulait m’embrasser. La société était ébouriffée. Durant un quart d’heure que je suis resté là, ce n’a été qu’une longue déclaration d’amour de la sauvagesse à mon endroit. Malheureusement le cornac ne les entend guère et il n’a pu me rien traduire. Quoiqu’il prétende qu’ils sachent un peu l’anglais, ils n’en comprennent pas un mot, car je leur ai adressé quelques questions qui sont restées sans réponse. J’ai pu dire comme Montaigne : « Mais je fus bien empesché par la bêtise de mon interprète », lorsqu’il voyait, lui aussi, et à Rouen, des Brésiliens, lors du sacre de Charles IX.

Qu’ai-je donc en moi pour me faire chérir à première vue par tout ce qui est crétin, fou, idiot,