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CORRESPONDANCE

raide et a une haute tournure. En somme, Bouilhet a une grande opinion de ta servante. Qu’il me tarde de la voir ! Le plaisir que cette nouvelle m’a causé est contrarié par l’idée que tu souffres. Qu’a donc ta santé depuis quelque temps ? Tu te ronges, tu t’agites. Ménage tes pauvres nerfs, soigne-toi mieux. Ce conseil bourgeois est plus facile à donner qu’à suivre. Une chose cependant doit nous faire l’accepter : remarque que plus tu as bridé en toi l’élément sensible, plus l’intellectuel a grandi. À mesure que la passion a tenu moins de place dans ta vie, l’Art s’est développé. Compare dans ton souvenir ce que tu faisais il y a quelques années, au milieu des orages, et ce que tu as écrit depuis deux ans, et tu remercieras peut-être le hasard de toutes ces larmes versées qui te paraissaient si stériles. Dans cinquante ou soixante pages j’aurai fait un pas, et l’époque de mon séjour à Paris se rapprochera. Un peu de patience, pauvre Muse, encore quelques mois. Croyez-vous donc qu’il ne m’en coûte rien et que je vais m’amuser tout seul ? Ovide chez les Scythes n’était pas plus abandonné que je vais l’être.

Comment se fait-il que j’aie fait de bonne besogne cette semaine ? Bouilhet a été très content de mes comices (je n’ai plus qu’un point qui m’embarrasse). Il trouve maintenant que c’est ardent, que ça marche franchement. Je me suis raidi et fouetté jusqu’au sang pour que mon héroïne soupire d’amour. J’ai presque pleuré de rage. Enfin, encore un défilé de passé ou à peu près !

Allons, à bientôt maintenant. Tâche d’avoir fini la Servante. Prends courage, et si la vie est mau-