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CORRESPONDANCE

geoise à quoi elle s’efforce d’atteindre. J’ai eu des confidences à ce sujet. Ce n’est plus Werther ou St-Preux que l’on veut être, mais Rastignac ou Lucien de Rubempré. D’ailleurs tous ces fameux gaillards pratiques, actifs, qui connaissent les hommes, admirent peu l’admiration, visent au solide, font du bruit, se démènent comme des galériens, etc., tous ces malins, dis-je, me font pitié, et au point de vue même de leur malice, car je les vois sans cesse tendre la gueule après l’ombre et lâcher la viande. Ils s’enferrent dans leurs mensonges, ils se dupent eux-mêmes avec aplomb (c’est l’histoire de Badinguet se payant à lui-même des enthousiasmes). Quand j’en aurai vu un seul, un seul de ceux-là, avoir gagné par tous les moyens qu’ils emploient seulement un million, alors je mettrai chapeau bas. D’ici là qu’il me soit permis de les considérer comme des épiciers fourvoyés.

Le plus grand de la bande, n’était-ce pas Girardin ? Or le voilà maintenant avec la cinquantaine passée, une fortune des plus restreintes et une considération nulle. En fait d’habileté, je préfère donc les cotonniers de ma belle patrie.

J’en ai connu un ; ce n’était pas un cotonnier, mais un indigoteur. Voilà un homme, celui-là ! Il avait trouvé moyen, dans l’espace de vingt ans, d’acquérir deux cent mille livres de rentes en terre en mouillant ses indigos, lesquels il descendait dans sa cave, nuitamment, et lui-même ! Mais quelle canaille ! quelle modestie ! quel bon père de famille ! quelle mise de caissier ! La probité se hérissait jusque sur les poils de sa redingote. Il ne cherchait pas à briller, celui-là, à éblouir les