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CORRESPONDANCE

Est-il avancé dans son poème celtique ? Voit-il une occasion quelconque de publier ses Runoïas ? J’ai une extrême envie de les relire. Et la Servante, quand la verra-t-on ?

Je relis maintenant du Boileau, ou plutôt tout Boileau, et avec moult coups de crayon aux marges. Cela me semble vraiment fort. On ne se lasse point de ce qui est bien écrit. Le style c’est la vie ! c’est le sang même de la pensée ! Boileau était une petite rivière, étroite, peu profonde, mais admirablement limpide et bien encaissée. C’est pourquoi cette onde ne se tarit pas. Rien ne se perd de ce qu’il veut dire. Mais que d’Art il a fallu pour faire cela, et avec si peu ! Je m’en vais ainsi, d’ici deux ou trois ans, relire attentivement tous les classiques français et les annoter, travail qui me servira pour mes Préfaces (mon ouvrage de critique littéraire, tu sais). J’y veux prouver l’insuffisance des écoles, quelles qu’elles soient, et bien déclarer que nous n’avons pas la prétention, nous autres, d’en faire une et qu’il n’en faut pas faire. Nous sommes au contraire dans la tradition. Cela me semble, à moi, strictement exact. Cela me rassure et m’encourage. Ce que j’admire dans Boileau, c’est ce que j’admire dans Hugo, et où l’un a été bon, l’autre est excellent. Il n’y a qu’un beau. C’est le même partout, mais il a des aspects différents ; il est plus ou moins coloré par les reflets qui dominent. Voltaire et Chateaubriand, par exemple, ont été médiocres par les mêmes causes, etc. Je tâcherai de faire voir pourquoi la critique esthétique est restée si en retard de la critique historique et scientifique : on n’avait point de base. La connaissance qui leur manque à tous,