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DE GUSTAVE FLAUBERT.

Comme il me tarde d’avoir fini la Bovary, Anubis et mes trois préfaces, pour entrer dans une période nouvelle, pour me livrer au « Beau pur » ! L’oisiveté où je vis depuis quelque temps me donne un désir cuisant de transformer par l’art tout ce qui est « de moi », tout ce que j’ai senti. Je n’éprouve nullement le besoin d’écrire mes mémoires. Ma personnalité même me répugne, et les objets immédiats me semblent hideux ou bêtes. Je me reporte sur l’idée. J’arrange les barques en tartanes. Je déshabille les matelots qui passent pour en faire des sauvages marchant tout nus sur des plages vermeilles. Je pense à l’Inde, à la Chine, à mon conte oriental (dont il me vient des fragments). J’éprouve le besoin d’épopées gigantesques.

Mais la vie est si courte ! Je n’écrirai jamais comme je veux, ni le quart de ce que je rêve. Toute cette force que l’on se sent et qui vous étouffe, il faudra mourir avec elle et sans l’avoir fait déborder !

J’ai revu hier, à deux heures d’ici, un village où j’avais été il y a onze ans avec ce bon Orlowski[1]. Rien n’était changé aux maisons, ni à la falaise, ni aux barques. Les femmes au lavoir étaient agenouillées dans la même pose, en même nombre, et battaient leur linge sale dans la même eau bleue. Il pleuvait un peu, comme l’autre fois. Il semble, à certains moments, que l’univers s’est immobilisé, que tout est devenu statue et que nous seuls vivons. Et est-ce insolent la nature ! Quel polisson de visage impudent ! On se torture l’esprit à vouloir comprendre l’abîme qui nous

  1. Musicien, voir Correspondance, t. I, p. 24.