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DE GUSTAVE FLAUBERT.

mains sur mes yeux et j’ai regardé les nuages. Je me suis ennuyé, j’ai fumé, j’ai regardé les coquelicots, je me suis endormi cinq minutes sur la dune. Une petite pluie qui tombait m’a réveillé. Quelquefois j’entendais un chant d’oiseau coupant par intermittence le bruit de la mer. Quelquefois un ruisselet, filtrant à travers la falaise, mêlait son clapotement doux au grand battement des flots. Je suis rentré comme le soleil couchant dorait les vitres du village. Il était marée basse. Le marteau des charpentiers résonnait sur la carcasse des barques à sec. On sentait le goudron avec l’odeur des huîtres.

Observation de morale et d’esthétique. Un brave homme d’ici, qui a été maire pendant quarante ans, me disait que, pendant cet espace de temps, il n’avait vu que deux condamnations pour vol, sur la population qui est de plus de trois mille habitants. Cela me semble lumineux. Les matelots sont-ils d’une autre pâte que les ouvriers ? Quelle est la raison de cela ? Je crois qu’il faut l’attribuer au contact du grand. Un homme qui a toujours sous les yeux autant d’étendue que l’œil humain en peut parcourir doit retirer de cette fréquentation une sérénité dédaigneuse (voir le gaspillage des marins de tout grade, insouci de la vie et de l’argent). Je crois que c’est dans ce sens-là qu’il faut chercher la moralité de l’Art. Comme la nature, il sera donc moralisant par son élévation virtuelle et utile par le sublime. La vue d’un champ de blé est quelque chose qui réjouit plus le philanthrope que celle de l’Océan, car il est convenu que l’Agriculture pousse aux bonnes mœurs. Mais quel piètre homme qu’un charretier près d’un ma-