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CORRESPONDANCE

voudrais seulement t’aimer davantage afin de te rendre plus heureuse, puisque je te fais souffrir, moi qui voudrais te voir en l’accomplissement de tous tes désirs.

Tu as accusé ces jours-ci les fantômes de Trouville[1] ; mais je t’ai beaucoup écrit depuis que je suis à Trouville, et le plus long retard dont j’ai été coupable a été de six jours (ordinairement je ne t’écris que toutes les semaines). Tu ne t’es donc pas aperçue qu’ici justement j’avais recours à toi, au milieu de la solitude intime qui m’environne ? Tous mes souvenirs de ma jeunesse crient sous mes pas, comme les coquilles de la plage. Chaque lame de la mer que je regarde tomber éveille en moi des retentissements lointains. J’entends gronder les jours passés et se presser comme des flots toute l’interminable série des passions disparues. Je me rappelle les spasmes que j’avais, des tristesses, des convoitises qui sifflaient par rafales, comme le vent dans les cordages, et de larges envies vagues tourbillonnant dans du noir, comme un troupeau de mouettes sauvages dans une nuée orageuse. Et sur qui veux-tu que je me repose si ce n’est sur toi ? Ma pensée, fatiguée de toute cette poussière, se couche ainsi sur ton souvenir, plus mollement que sur un banc de gazon. L’autre jour, en plein soleil et tout seul, j’ai ait six lieues à pied au bord de la mer. Cela m’a demandé tout l’après-midi. Je suis revenu ivre, tant j’avais humé d’odeurs et pris de grand air. J’ai arraché des varechs et ramassé des coquilles, et je me suis couché à plat dos sur le sable et sur l’herbe. J’ai croisé les

  1. Voir Œuvres de Jeunesse inédites, I, p. 504.