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DE GUSTAVE FLAUBERT.

quelque chose est presque un crime, c’est un vol fait à l’idée, un manque au devoir. Mais on est faible, la chair est molle et le cœur, comme un rameau chargé de pluie, tremble aux secousses du sol. On a des besoins d’air comme un prisonnier, des défaillances infinies vous saisissent, on se sent mourir. La sagesse consiste à jeter par-dessus le bord la plus petite partie possible de la cargaison, pour que le vaisseau flotte à l’aise.

Toi, je t’aime comme je n’ai jamais aimé et comme je n’aimerai pas. Tu es et resteras seule, et sans comparaison avec nulle autre. C’est quelque chose de mélangé et de profond, quelque chose qui me tient par tous les bouts, qui flatte tous mes appétits et caresse toutes mes vanités. Ta réalité y disparaît presque. Pourquoi est-ce que, quand je pense à toi, je te vois souvent avec d’autres costumes que les tiens ? L’idée que tu es ma maîtresse me vient rarement ou, du moins, tu ne te formules pas devant moi par cela. Je contemple (comme si je la voyais) ta figure toute éclairée de joie quand je lis tes vers en t’admirant, alors qu’elle prend une expression radieuse d’idéal, d’orgueil et d’attendrissement. Si je pense à toi, au lit, c’est étendue, un bras replié, toute nue, une boucle plus haute que l’autre et regardant le plafond. Il me semble que tu peux vieillir, enlaidir même et que rien ne te changera. Il y a un pacte entre nous deux, et indépendant de nous. N’ai-je pas fait tout pour te quitter ? N’as-tu pas fait tout pour en aimer d’autres ? Nous sommes revenus l’un à l’autre parce que nous étions faits l’un pour l’autre. Je t’aime avec tout ce qui me reste de cœur, avec les lambeaux que j’en ai gardés. Je