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CORRESPONDANCE

quoi les peuples qui n’ont pas de soleil ont-ils des littératures mal faites ? Pourquoi y a-t-il, et y a-t-il toujours eu, des harems en Orient, etc. ?

On a beaucoup battu la campagne sur tout cela, on a été plus ou moins ingénieux ; mais la base a toujours manqué. La première pierre est à trouver. La critique des œuvres de la Pensée a toujours été faite à un point de vue étroit, rhéteur, et la critique de l’histoire faite à un point de vue politique, moral, religieux, tandis qu’il faudrait se placer au-dessus de tout cela, dès le premier pas. Mais on a eu des sympathies, des haines ; puis l’imagination s’en est mêlée, la phrase, l’amour des descriptions et enfin la rage de vouloir prouver, l’orgueil de vouloir mesurer l’infini et d’en donner une solution. Si les sciences morales avaient, comme les mathématiques, deux ou trois lois primordiales à leur disposition, elles pourraient marcher de l’avant. Mais elles tâtonnent dans les ténèbres, se heurtent à des contingents et veulent les ériger en principes. Ce mot, l’âme, a fait dire presque autant de bêtises qu’il y a d’âmes ! Quelle découverte ce serait par exemple qu’un axiome comme celui-ci : tel peuple étant donné, la vertu y est à la force comme trois est à quatre ; donc tant que vous en serez là vous n’irez pas là. Autre loi mathématique à découvrir : combien faut-il connaître d’imbéciles au monde pour vous donner envie de se casser la gueule ? etc.

Il est bien tard, je déraisonne passablement, le jour va bientôt paraître ; il est temps d’aller se coucher. L’institutrice part la semaine prochaine. J’attends un paquet. Si tu veux, nous vous verrons, je pense, de lundi prochain en quinze. Quels