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DE GUSTAVE FLAUBERT.

rage, de sacrifices de toute espèce, à faire bon ? Allons donc ! Ce serait trop bête ! La littérature (comme nous l’entendons) serait alors une occupation d’idiot. Autant caresser une bûche et couver des cailloux. Car lorsqu’on travaille dans nos idées, dans les miennes du moins, on n’a pour se soutenir rien, oui, rien, c’est-à-dire aucun espoir d’argent, aucun espoir de célébrité, ni même d’immortalité (quoiqu’il faille y croire pour y atteindre, je le sais). Mais ces lueurs-là vous rendent trop sombre ensuite, et je m’en abstiens. Non, ce qui me soutient, c’est la conviction que je suis dans le vrai, et si je suis dans le vrai, je suis dans le bien, j’accomplis un devoir, j’exécute la justice. Est-ce que j’ai choisi ? Est-ce que c’est ma faute ? Qui me pousse ? Est-ce que je n’ai pas été puni cruellement d’avoir lutté contre cet entraînement ? Il faut donc écrire comme on sent, être sûr qu’on sent bien, et se foutre de tout le reste sur la terre.

Va, Muse, espère, espère. Tu n’as pas fait ton œuvre. Et sais-tu que je t’aime bien de ce nom de Muse où je confonds deux idées ? C’est comme dans la phrase d’H[ugo] (dans sa lettre) : « Le soleil me sourit et je souris au soleil. » La poésie me fait songer à toi, toi à la poésie. J’ai passé une bonne partie de la journée à rêver de toi et de ta Paysanne. La certitude d’avoir contribué à rendre très bon ce qui l’était à peu près m’a donné de la joie. J’ai pensé beaucoup à ce que tu ferais. Écoute bien ceci et médite-le : tu as en toi deux cordes, un sentiment dramatique, non de coups de théâtre, mais d’effet, ce qui est supérieur, et une entente instinctive de la couleur, du relief (c’est