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CORRESPONDANCE

il me semble que je répète toujours les mêmes choses (moi aussi je ne suis pas varié). Mais de quoi causer, si ce n’est de notre cher souci ?

Tu me parles des chauves-souris d’Égypte, qui, à travers leurs ailes grises, laissent voir l’azur du ciel. Faisons donc comme je faisais ; à travers les hideurs de l’existence, contemplons toujours le grand bleu de la poésie, qui est au-dessus et qui reste en place, tandis que tout change et tout passe.

Tu commences à trouver un peu vide l’Anglaise. Oui, il y a, je crois, plus de vanité mondaine qu’autre chose là dedans. Je n’aime pas les gens poétiques d’ailleurs, mais les gens poètes. Et puis cet hébreu, ce grec, ces vers en deux langues, c’est beaucoup tout cela. Voilà le défaut général du siècle : la diffusion. Les petits ruisseaux débordés prennent des airs d’océan. Il ne leur manque qu’une chose pour l’être : la dimension. Restons donc rivière et faisons tourner le moulin. Non, ce Villemain d’Égypte n’est pas celui dont tu parles. Le mien est de Strasbourg et fort pâle et maigre. Codrika[1] est consul à Manille. Qu’en disait-on dans la Presse ? C’est un garçon qui m’a laissé un souvenir assez profond par sa nervosité. Je crois chez lui l’élément passionnel excessif. Moi qui l’ai peu (malgré mon occiput énorme), cela m’impressionne toujours. Mais qui sait ? Je ne l’ai pas peut-être. J’ai donné tant de coups de talon de botte à mes passions, jadis, qu’elles ont pris l’habitude de rester l’échine courbée. J’en ai eu peur. C’est pour cela que j’ai été dur à leur

  1. Voir Notes de Voyages, I, p. 86.