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DE GUSTAVE FLAUBERT.

à la prose le rythme du vers (en la laissant prose et très prose) et écrire la vie ordinaire comme on écrit l’histoire ou l’épopée (sans dénaturer le sujet) est peut-être une absurdité. Voilà ce que je me demande parfois. Mais c’est peut-être aussi une grande tentative et très originale ! Je sens bien en quoi je faille. (Ah ! si j’avais quinze ans !) N’importe, j’aurai toujours valu quelque chose par mon entêtement. Et puis, qui sait ? peut-être trouverai-je un jour un bon motif, un air complètement dans ma voix, ni au-dessus ni au-dessous. Enfin, j’aurai toujours passé ma vie d’une noble manière et souvent délicieuse.

Il y a un mot de La Bruyère auquel je me tiens : « Un bon auteur croit écrire raisonnablement ». C’est là ce que je demande, écrire raisonnablement et c’est déjà bien de l’ambition. Néanmoins il y a une chose triste, c’est de voir combien les grands hommes arrivent aisément à l’effet en dehors de l’Art même. Quoi de plus mal bâti que bien des choses de Rabelais, Cervantès, Molière et d’Hugo ? Mais quels coups de poing subits ! Quelle puissance dans un seul mot ! Nous, il faut entasser l’un sur l’autre un tas de petits cailloux pour faire nos pyramides qui ne vont pas à la centième partie des leurs, lesquelles sont d’un seul bloc. Mais vouloir imiter les procédés de ces génies-là, ce serait se perdre. Ils sont grands, au contraire, parce qu’ils n’ont pas de procédés. Hugo en a beaucoup, c’est là ce qui le diminue. Il n’est pas varié, il est constitué plus en hauteur qu’en étendue.

Comme je bavarde ce soir ! Il faut que je m’arrête pourtant, et puis j’ai peur de t’assommer, car