Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 3.djvu/110

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
104
CORRESPONDANCE

ques lieux communs sur la moralité, avec un peu de clair de lune parmi les ruines, à l’usage des âmes sensibles, le tout entremêlé d’expressions banales, de comparaisons usées, d’idées bêtes, et que je sois pendu si on ne l’accepte. Mais patience, la vérité a son tour ; elle possède en soi-même une force divine et, quoiqu’on l’exècre, on la proclame. On a de tout temps crié contre l’originalité ; elle finit pourtant par entrer dans le domaine commun et, bien que l’on déclame contre les supériorités, contre les aristocrates, contre les riches, on vit néanmoins de leurs pensées, de leur pain. Le génie, comme un fort cheval, traîne à son cul l’humanité sur les routes de l’idée. Elle a beau tirer les rênes et, par sa bêtise, lui faire saigner les dents, en hocquesonnant tant qu’elle peut le mors dans sa bouche. L’autre, qui a les jarrets robustes, continue toujours au grand galop, par les précipices et les vertiges.

J’attends lundi matin l’Acropole et, comme il faut se dépêcher, je la lirai, je la porterai de suite à Rouen à Bouilhet. Nous la lirons et, chez lui, je t’écrirai en te renvoyant le tout.

Pour un autre travail, ce procédé de composition ne serait pas bon. Il faut écrire plus froidement. Méfions-nous de cette espèce d’échauffement, qu’on appelle l’inspiration, et où il entre souvent plus d’émotion nerveuse que de force musculaire. Dans ce moment-ci, par exemple, je me sens fort en train, mon front brûle, les phrases m’arrivent, voilà deux heures que je voulais t’écrire et que de moment en moment le travail me reprend. Au lieu d’une idée, j’en ai six et, où il faudrait l’exposition la plus simple, il me surgit une comparaison. J’irais,