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DE GUSTAVE FLAUBERT.

peut mourir. C’est bien de cela qu’il s’agit ! C’est que vous n’avez pas suffisamment la haine de la vie et de tout ce qui se (sic) rattache. Vous me comprendriez mieux si vous étiez dans ma peau et, à la place d’une dureté gratuite, vous verriez une commisération émue, quelque chose d’attendri et de généreux, il me semble. Vous me croyez méchant, ou égoïste pour le moins, ne songeant qu’à moi, n’aimant que moi. Pas plus que les autres, allez ; moins peut-être, s’il était permis de faire son éloge. Vous m’accorderez toutefois le mérite d’être vrai. Je sens peut-être plus que je ne dis, car j’ai relégué toute emphase dans mon style ; elle s’y tient et n’en bouge pas. Chacun ne peut faire que dans sa mesure. Ce n’est pas un homme vieilli comme moi dans tous les excès de la solitude, nerveux à s’évanouir, troublé de passions rentrées, plein de doutes du dedans et du dehors, ce n’est pas celui-là qu’il fallait aimer. Je vous aime comme je peux ; mal, pas assez, je le sais, je le sais, mon Dieu ! À qui la faute ? Au hasard ! À cette vieille fatalité ironique, qui accouple toujours les choses pour la plus grande harmonie de l’ensemble et le plus grand désagrément des parties. On ne se rencontre qu’en se heurtant et chacun, portant dans ses mains ses entrailles déchirées, accuse l’autre qui ramasse les siennes. Il y a de bons jours cependant, des minutes douces. J’aime votre compagnie, j’aime votre corps, oui ton corps, pauvre Louise, quand, appuyé sur mon bras gauche, il se renverse la tête en arrière et que je te baise sur le cou. Ne pleure plus, ne pense ni au passé ni à l’avenir, mais à aujourd’hui. « Qu’est-ce que ton devoir ? L’exigence de chaque jour », a dit Goethe.