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CORRESPONDANCE

Crois-tu que j’aie vécu jusqu’à trente ans de cette vie que tu blâmes, en vertu d’un parti pris et sans qu’il y ait eu consultation préalable ? Pourquoi n’ai-je pas eu des maîtresses ? Pourquoi prêchai-je la chasteté ? Pourquoi suis-je resté dans ce marais de la province ? Crois-tu que je serais sans vigueur et que je ne serais pas bien aise de faire le beau monsieur là-bas ? Mais oui, ça m’amuserait assez. Considère-moi et dis-moi si c’est possible. Le ciel ne m’a pas plus destiné à tout cela qu’à être beau valseur. Peu d’hommes ont eu moins de femmes que moi. C’est la punition de cette beauté plastique qu’admire Théo, et si je reste inédit, ce sera le châtiment de toutes les couronnes que je me suis tressées dans ma primevère. Ne faut-il pas suivre sa voie ? Si je répugne au mouvement, c’est que peut-être je ne sais pas marcher. Il y a des moments où je crois même que j’ai tort de vouloir faire un livre raisonnable et de ne pas m’abandonner à tous les lyrismes, violences, excentricités philosophico-fantastiques qui me viendraient. Qui sait ? Un jour j’accoucherais peut-être d’une œuvre qui serait mienne, au moins.

J’admets que je publie. Y résisterai-je ? De plus forts y ont péri. Qui sait si au bout de quatre ans je ne serais pas devenu un crétin ? J’aurais donc un autre but que l’Art même ? Seul, il m’a suffi jusqu’à présent et, s’il me faut quelque chose de plus, c’est que je baisse ; et si ce quelque chose d’accessoire me fait plaisir, c’est que je suis baissé. La peur que ce ne soit le démon de l’orgueil qui parle m’empêche de dire tout de suite : Non, mille fois non ! Comme le colimaçon qui a peur