Page:Flaubert Édition Conard Correspondance 2.djvu/292

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
286
CORRESPONDANCE

j’enlaidis ; j’en suis affligé. Ah ! je ne suis plus ce magnifique jouvencel d’il y a dix ans. Dans onze mois, j’aurai trente ans. C’est l’âge de raison. Je n’en ai guère pourtant.

L’autre jour, nous avons eu à côté de nous, à table, une bande de petits élèves de la marine anglaise de neuf à quatorze ans, qui venaient tranquillement et comme des hommes se foutre une bosse à hôtel. Avec leurs uniformes trop grands pour eux, il n’y avait rien d’amusant et de gentil comme cela. Le plus petit, placé à côté de Maxime, et qui n’était pas plus haut que la table, perdait son long nez dans son assiette. Ces messieurs se portaient des toasts avec un sang-froid de lords. Ils fumaient des cigares et buvaient du Marsala. Ma figure les intriguait beaucoup. Ils me prenaient pour un Turc (ce qui est à peu près général partout). Ils ont dit au maître d’hôtel qu’ils étaient bien fâchés de partir le lendemain, que sans cela ils seraient venus me faire une visite pour causer avec moi.

Nous avons fait la connaissance de Mouraddi, celui qui a dernièrement soutenu le siège de Venise avec Manin. Il a été enfermé dans les plombs et s’en est échappé. Ancien philhellène, il a beaucoup connu lord Byron et nous a donné quelques détails intéressants sur lui. C’est un homme curieux à connaître et un crâne citoyen. On fait du reste, en voyage, de bonnes rencontres et je n’aurais jamais cru que l’on y pratiquât autant le monde.

J’ai rapporté, pour le commun des amis, des pipes d’un goût détestable et qui feront beaucoup d’effet. À moins d’y mettre un très grand prix, la