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CORRESPONDANCE

nos pieds. Au détour de la route, le comte Kosielski, mon compagnon, dirigeant sa bête comme un lancier et se couchant tout entier sur son col, fondait sur les chiens et leur lançait de grands coups de fouet, puis, faisant une volte, continuait sa route sans s’arrêter.

J’ai vu les mosquées, le sérail, Sainte-Sophie ; au sérail un nain, le nain du sultan, jouant avec les eunuques blancs à côté de la salle du trône ; le nain habillé d’une manière cossue, à l’européenne, sous-pieds, paletot, chaîne de montre, était hideux. Quant aux eunuques, les noirs, les seuls que j’eusse vus jusqu’à présent, ne m’avaient fait aucun effet. Mais les blancs ! Je ne m’y attendais guère. Ils ressemblent à de vieilles femmes méchantes. Cela vous irrite les nerfs et vous tourmente l’esprit. On se sent pris de curiosités dévorantes, en même temps qu’un sentiment bourgeois vous les fait haïr. Il y a là quelque chose de tellement antinormal, plastiquement parlant, que votre virilité en est choquée. Explique-moi ça. N’importe, ce produit est une des plus drôles de choses qui soient sorties de la main humaine. Que n’aurais-je pas donné en Orient pour me faire l’ami d’un eunuque ! Mais ils sont inabordables. À propos du nain, cher seigneur, il va sans dire qu’il m’a remis en mémoire le gentil Caracoïdès[1].

L’Orient ne sera bientôt plus que dans le soleil. À Constantinople, la plupart des hommes sont habillés à l’européenne ; on y joue l’opéra ; il y a des cabinets de lecture, des modistes, etc. Dans cent ans d’ici, le harem, envahi graduellement par

  1. Personnage de Melaenis, chant ii.