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DE GUSTAVE FLAUBERT.

couvrait la campagne déserte. C’était de grands mouvements de terrain qui ondulaient comme des vagues monstrueuses, dont la blancheur monotone était déchirée de place en place par de petits chênes rabougris ou des bruyères. Un pâle soleil brillait sur cette étendue froide. Nous nous sommes égarés. Des pâtres bulgares couverts de peaux de bêtes, et qui ressemblaient plutôt à des ours qu’à des hommes, nous ont remis sur notre route. Quant à un chemin frayé, nous ne voyions sur la neige que la trace des lièvres et des chacals qui avaient couru pendant la nuit. Dans les montées et descentes, notre guide chantait à tue-tête une chanson sur un air aigu, que le vent aussitôt arrachait de sa bouche et emportait dans la solitude. Il faisait très froid ; le mouvement du cheval cependant nous faisait suer. Kosielski me disait : « Oh ! il me semble que c’est la Pologne. » Et moi je pensais aux grands voyages par terre de l’Asie centrale, à la Tartarie, au Thibet, à tout le vague pays des fourrures et des cités à dômes d’étain.

Tu me demanderas peut-être ce que c’est que le comte Kosielski. C’est un grand seigneur polonais, avec nous au même hôtel, aux trois quarts ruiné par suite des guerres de son pays, couvert de blessures et de horions, homme charmant et de bonne compagnie. Il est chef de l’émigration polonaise et hongroise accueillie par la Sublime Porte sur les terres de l’empire. C’est lui qui leur distribue de l’argent et assigne à chacun le lieu où ils doivent résider. J’ai vu à cette ferme quelques-uns de ces pauvres diables. L’amour de la patrie mène loin (soit dit sans calembour). Kosielski est encore une des nombreuses connaissances que