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CORRESPONDANCE

et la propriété ! Il a du reste suivi la marche normale. Lui aussi, il a été artiste, il portait un couteau-poignard et rêvait des plans de drames. Puis ç’a été un étudiant folâtre du quartier latin ; il appelait « sa maîtresse » une grisette du lieu que je scandalisais par mes discours, quand j’allais le voir dans son fétide ménage. Il pinçait le cancan à la Chaumière et buvait des bischops de vin blanc à l’estaminet Voltaire. Puis il a été reçu docteur. Là, le comique du sérieux a commencé, pour faire suite au sérieux du comique qui avait précédé. Il est devenu grave, s’est caché pour faire de minces fredaines, s’est acheté définitivement une montre et a renoncé à l’imagination (textuel) ; comme la séparation a dû être pénible ! C’est atroce quand j’y pense ! Maintenant je suis sûr qu’il tonne là-bas contre les doctrines socialistes ; il parle de l’édifice, de la base, du timon, de l’hydre de l’anarchie. Magistrat, il est réactionnaire ; marié, il sera cocu ; et passant ainsi sa vie entre sa femelle, ses enfants et les turpitudes de son métier, voilà un gaillard qui aura accompli en lui toutes les conditions de l’humanité. Bref ! parlons d’autre chose.

C’est jeudi, en revenant d’Asie, — jeudi anniversaire de ma naissance, — que j’ai trouvé en rentrant tes deux bonnes lettres. Ç’a été une fête. Pendant que Maxime était resté à la maison pour s’occuper des préparatifs du départ (douane, argent, envois de caisses, etc.), j’étais parti dès le matin avec notre ami le comte Kosielski pour la ferme polonaise qui est de l’autre côté du Bosphore, en Asie. Nous avons fait en notre journée 15 lieues ventre à terre, galopant sur la neige qui