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CORRESPONDANCE

seulement avec quelques cheveux de moins sur la tête et beaucoup de paysages de plus en dedans. Voilà tout. Pour ce qui est de mes dispositions morales, je garde les mêmes jusqu’à nouvel ordre. Et puis, s’il fallait dire là-dessus le fond de ma pensée et que le mot n’eût pas l’air trop présomptueux, je dirais que je suis trop vieux pour changer. J’ai passé l’âge. Quand on a vécu comme moi d’une vie toute intime, pleine d’analyses turbulentes et de fougues contenues, quand on s’est tant excité soi-même et calmé tour à tour, et qu’on a employé toute sa jeunesse à se faire manœuvrer l’âme, comme un cavalier fait de son cheval qu’il force à galoper à travers champs, à coups d’éperon, à marcher à petits pas, à sauter les fossés, à courir au trot et à l’amble, le tout rien que pour s’amuser et en savoir plus ; eh bien, veux-je dire, si on ne s’est pas cassé le cou dès le début, il y a de grandes chances pour qu’on ne se le casse pas plus tard. Moi aussi, je suis établi, en ce sens que j’ai trouvé mon assiette comme centre de gravité. Je ne présume pas qu’aucune secousse intérieure puisse me faire changer de place et tomber par terre. Le mariage serait pour moi une apostasie qui m’épouvante. La mort d’Alfred n’a pas effacé le souvenir de l’irritation que cela m’a causée. Ç’a été comme, pour les gens dévots, la nouvelle d’un grand scandale donné par un évêque. Quand on veut, petit ou grand, se mêler des œuvres du bon Dieu, il faut commencer, rien que sous le rapport de l’hygiène, par se mettre dans une position à n’en être pas la dupe. Tu peindras le vin, l’amour, les femmes, la gloire, à condition, mon bonhomme, que tu ne