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CORRESPONDANCE

dans le Hauran, où infailliblement ils se seraient fait casser leurs gueules. Je crois que c’est un service que nous leur avons rendu là. Dès le lendemain nous étions devenus tellement amis que M. de Saulcy me tapait sur le ventre en me disant : « Ah ! mon vieux Flaubert. » C’est une connaissance, ou plutôt ce sont deux connaissances que je cultiverai plus tard. M. de Saulcy est celui qui a trouvé le moyen de lire le cunéiforme.

Nous dinons après-demain à l’ambassade chez le général[1]. Ce brave général néglige la tenue diplomatique ; dans l’intimité il donne de grands coups de poing dans le dos de Maxime en l’appelant sacré farceur.

J’ai cuydé crever de rire hier au théâtre, à la représentation d’un ballet : Le triomphe de l’Amour. Les danseuses pinçaient, aux yeux du public, un cancan effréné. La haute société, croyant que c’est le suprême bon ton, applaudissait à outrance. Les bons pachas étaient transportés. Il y avait des petites filles déguisées en amours qui lançaient des flèches, et un dieu Pan avec un pantalon de velours à bretelles. C’était bon.

Je viens de me promener à cheval, tout seul avec Stéphany, pendant trois heures. Il faisait très froid. Le ciel est pâle comme en France. Nous avons galopé sur des landes à travers champs. J’ai rejoint les eaux douces d’Europe où, dans l’été, les belles dames d’ici viennent marcher sur l’herbe avec leurs bottes de maroquin jaune. Il y avait à la place de promeneurs un troupeau de

  1. Le général Aupick, qui épousa, en secondes noces, la mère de Charles Baudelaire.